Poèmes de l’Himalaya
Poèmes de l’Himalaya, de Yuyutsu R. Sharma, co-traduit avec Nicole Barrière, coll. « Accent Tonique », L’Harmattan, 2009, 77 p.
4è de couverture: « La poésie de Yuyutsu RD Sharma ne ressemble à aucune autre, elle mêle humour et gravité pour raconter l’expérience commune humaine.
Entendre ses poèmes en népali, c’est entendre un chant venu des plus hautes cimes, mais c’est aussi pénétrer les fêlures de la modernité du monde. Qu’il évoque les porteurs de l’Himalaya, les milieux interlopes d’Amsterdam ou de Londres, qu’il raconte ses aventures à New York, il décrit les expressions fondamentales de l’humanité en mêlant les rêves l’espoir et la réalité. Il y a la condition difficile des « mules », les expériences personnelles de ses voyages, la gravité des grandes ruptures et l’humour des situations loufoques de la vie. Son travail poétique est aussi bien nourri des grands auteurs (Shakespeare, Bertolt Brecht, Harold Pinter, et Edward Albee) que de situations inédites et personnelles. »
Mules (poème original)
On the great Tibetan
salt route they meet me again
old forsaken friends …
On their faces
fatigue of a drunken sleep
their lives worn out,
their legs twisted, shaking
from carrying
illustrious flags of bleeding ascents.
Age long bells clinging
to them like festering wounds
beating notes
of a slavery modernism brings:
cartons of Iceberg, mineral water bottles,
solar heaters, Chinese tiles, tin cans, carom boards
sacks of rice
and iodized salt from the plains of Nepal Terai.
Butterflies of
the terraced fields know their names.
Singing brooks tempests
of their breathless climbs.
Traffic alert
and time-tested, they climb
carrying
dreams of posh peacocks
pamphlets
of a secret religious war
filth
of an ecologist’s sterile semen
entire kitchen
for a cocktail party at the base camp
defunct development
agenda of guilty donors
the West’s weird visions
lusting for an instant purge.
Stone steps
of the mountains embossed
on their drugged brains,
like lines of aborted love
scratched
on the historic rocks of waterspouts.
Starry skies
of the dozing valleys know
the ache
of their secret sweat.
Sunny days
along the crystal rivers
taste
of their bleeding eyes.
Greatest fiction
of the struggling lives lost,
like real mules
clattering their hooves on the flagstones,
in circling
the cruel grandeur
of blood thirsty
mule paths around the glacial of Annapurnas.
Mules (traduction française)
C’est sur la grande route tibétaine du sel
qu’elles me retrouvent à nouveau
mes vieilles amies délaissées…
Sur leur visage
la fatigue d’un sommeil ivre
leur vie épuisée
leurs jambes torses, tremblantes
d’avoir porté
les illustres fanions de leurs ascensions sanglantes.
Des siècles de cloches sont accrochés
à elles, telles des blessures infectées
qui scandent les notes
d’un esclavage moderne :
cartons de bière Iceberg, bouteilles d’eau, panneaux solaires,
tuiles chinoises, boîtes de conserve, tables de carom
sacs de riz
et sel iodé des plaines du Teraï népalais.
Les papillons
des champs en terrasse connaissent leurs noms.
Les ruisseaux chantent les tourmentes
de leurs montées haletantes.
Attentives à la circulation
résistantes à l’épreuve du temps, elles montent
portant
des rêves de paons élégants
les pamphlets
d’une guerre religieuse secrète
la saleté
de la semence stérile d’un écologiste
la cuisine entière
d’une réception au camp de base
– défunt programme de développement
de coupables donateurs
étranges visions de l’Ouest
en quête d’une immédiate purge.
Les marches de pierre
des montagnes sculptées
sont dans leur cervelles droguées
pareilles aux lignes d’un amour avorté
éraflées
par les antiques pierres des cascades.
Les cieux étoilés
des vallées assoupies savent
la douleur
de leur sueur secrète.
Les jours ensoleillés
le long des rivières de cristal
ont le goût
de leurs yeux en sang.
C’est la grande histoire
des vies et des combats perdus
à faire claquer leurs sabots sur les dalles
telles de vraies mules
et à arpenter
la grandeur cruelle
de ces sentiers à mules assoiffés de sang
sur le glacier de l’Annapurna.