Camille  Bloomfield

poésie · traduction · enseignement · recherche

La Montagne d’Henry David Thoreau (traduction)

Hen­ry David Tho­reau est un phi­lo­sophe, natu­ra­liste et poète amé­ri­cain, né le  à Concord (Mas­sa­chu­setts), où il est mort le . Il est connu notam­ment pour Wal­den ou la Vie dans les bois, où il mène une réflexion sur l’é­co­no­mie, la nature et la vie menée à l’é­cart de la socié­té, écrite lors d’une retraite dans une cabane qu’il s’é­tait construite au bord d’un lac. Son essai La Déso­béis­sance civile, qui témoigne d’une oppo­si­tion per­son­nelle face aux auto­ri­tés escla­va­gistes de l’é­poque, a ins­pi­ré des actions col­lec­tives menées par Gand­hi et Mar­tin Luther King Jr. contre la ségré­ga­tion raciale.

La tra­duc­tion, jus­qu’a­lors inédite, du texte inté­gral de A walk to Wachu­sett, une pro­me­nade phi­lo­so­phique et poé­tique dans la mon­tagne du Mas­sa­chu­setts, a été publiée dans La Mon­tagne, textes en poé­sie et en prose de H.D. Tho­reau et E. Reclus, Ate­lier de l’Agneau, coll. « Lit­té-nature n°3 », octobre 2012, 66 p.

Une marche au Wachusett (début)

Concord, le 19 juillet 1842.

 

Vers l’Ouest et ses confins,

S’in­clinent les aiguilles des pins. 

 

 

Été comme hiver, nos regards s’é­taient posés sur la ligne bru­meuse que des­sinent les mon­tagnes à l’ho­ri­zon, dont la gran­deur est exa­gé­rée par la dis­tance et l’in­dis­tinc­tion ; aus­si se prêtent-elles de même aux inter­pré­ta­tions de toutes les allu­sions faites par les poètes et les voya­geurs – que ce soit lors de nos mati­nées prin­ta­nières assis sur les som­mets de l’O­lympe en com­pa­gnie d’Ho­mère, ou lors de nos errances dans les col­lines de l’É­tru­rie et de la Thes­sa­lie avec Vir­gile et ses pairs, ou encore quand, avec Hum­boldt, nous arpen­tons les plus modernes Andes et Téné­riffe. Du haut des falaises de Concord, c’est ain­si que nous leurs adres­sions nos pensées :

 

Avec la force d’une fron­tière vous tenez votre position,

Et vous entou­rez avec satisfaction,

Dans un silence tumul­tueux pour seul son –

Hors la comp­tine loin­taine de vos ruisseaux –

Les col­lines de Monad­nock et de Peterboro.

Telle une flotte déployée

Vous voguez contre vents et marées ;

Dans le froid de l’hi­ver et la cha­leur de l’été,

Vous tenez le cap, par votre emprise sur les lieux,

Jus­qu’à trou­ver rivage par­mi les cieux ;

Vous ne vous cachez pas près de la terre,

Avec un char­ge­ment qu’il fau­drait taire,

Car ceux qui s’a­ven­turent sur vos flancs,

Ont fait du soleil le garant

De leur honnêteté.

Navires de ligne, filant vers l’ouest, un par un,

Pré­cé­dant tou­jours tem­pêtes et embruns,

Fai­sant force de voiles,

Mal­gré leur charge invi­sible de métal,

Je crois sen­tir, du siège solide où je suis assis,

L’in­son­dable pro­fon­deur de vos cales,

La lar­geur de vos bar­rots, et la lon­gueur de vos châssis.

 

Vous me sem­blez tirer un luxueux plaisir

De l’Ouest et ses nou­veaux loisirs ;

Vos cimes sont si pures, et d’un bleu si frais

On dirait que le Temps jamais n’y eut accès ;

Car sur toute votre lon­gueur s’étend

Une force non exploi­tée provenant

De ce bois rond et ancestral

Qui fait des che­villes raides et des mâts souples,

Ce bois grâce auquel on fait les nou­velles terres –

Bien­tôt objets de notre com­merce occidental,

Et qui sert aux étan­çons d’un monde

Bal­lot­té dans l’es­pace par ses mou­vantes ondes.

 

Tan­dis que nous obser­vons un rayon s’attarder,

À l’Ouest vous domi­nez encore le jour, lointain,

Et là-bas, dans le clos de Dieu, vous reposez

Telles de solides meules de foin.

Les nuages aux replis damassés,

Our­lés d’argent, mais aus­si d’or

Planent là-haut, et l’Ouest,

Où quelques rayons s’in­clinent encore,

Est paré d’une lumière si ambrée

Et si pro­fonde, que le para­dis même en paraît somptueux.

Au bord de la terre se dressent

Les mon­tagnes et les arbres, comme gra­vés dans l’air,

Navires au port atten­dant la caresse

D’une brise mati­nale et légère.

 

Je croi­rais même voir serpenter

À tra­vers vos sinueux sentiers,

Le che­min qui mène au paradis ;

Mais là-bas, mal­gré ce que l’His­toire en dit,

Per­durent l’âge d’or et l’âge d’argent ;

Et, por­té par la force des vents,

Depuis vos val­lons les plus reculés,

Par­vient l’é­cho des siècles à venir,

Et des nou­velles dynas­ties de pensée.

Mais sur­tout, mon sou­ve­nir est tourné

Vers vous, Wachu­sett, qui comme moi,

Vous tenez loin de tous, esseulé.

À tra­vers une éclair­cie, une gorge,

Ou les fenêtres de la forge,

On aper­çoit au loin votre œil bleu

Rémi­nis­cence des cieux,

Qui dévoile tout ce qu’il reflète.

Il n’est d’autre vérité

Que celle qui se dresse entre vous et moi,

Vous, pion­nier de l’Ouest,

Qui ne connais­sez ni la honte, ni la peur

Gui­dé par un esprit aventureux,

Sous les avant-toits des cieux.

Pou­vez-vous vous y étaler ?

De l’air, en avez-vous assez ?

Sou­tien du para­dis, assise de la terre,

Votre occu­pa­tion de toujours,

Ni conso­li­dé par l’un, ni repo­sant sur l’autre,

Puis­sé-je approu­ver ce valeu­reux frère !

 

Fina­le­ment, à l’ins­tar de Ras­se­las et d’autres habi­tants d’heu­reuses val­lées, nous nous sommes réso­lus à gra­vir ce mur bleu qui déli­mi­tait l’ho­ri­zon à l’ouest, non sans craindre que dès lors, il n’exis-terait plus pour nous de pays enchan­té. Mais n’é­vo­quons pas trop vite la fin de notre voyage, pour­tant proche, et imi­tons plu­tôt Homère qui conduit son lec­teur sur la plaine et le long de la mer fra­cas­sante, fût-ce pour le mener à la tente d’A­chille. C’est dans les espaces men­taux que se trouvent les confins de la terre et de l’eau, où vont et viennent les hommes. Le pay­sage s’y étend, loin­tain et beau, et le plus pro­fond pen­seur est celui qui a voya­gé le plus loin.

(…)